Carl Spitzweg : Der Arme Poet (1837)

Oeuvre vue en 3e B en cours d'allemand.

Parce qu'il est rudement bien écrit, n'ayons pas peur de citer très largement le commentaire de Elsa Clairon sur cette oeuvre emblématique de la culture allemande :

 

Voici un tableau. C’est l’un des tableaux les plus populaires en Allemagne. Tous les enfants en connaissent le motif, un motif souvent repris sous forme de caricature dans les journaux allemands, détourné par des artistes contemporains, par des graphistes, cité dans diverses mises en scène, et surtout reproduit à l’envi sur toutes sortes d’objets du quotidien, … jusqu’au canevas, au tapis de souris ou à la tapisserie. Une image omniprésente qui fait partie de la vie allemande.


Les Français, quant à eux, à moins qu’ils ne soient germanistes ou historiens d’art, ne le connaissent pas. Pas du tout. Examinons ce cas troublant d’un peu plus près. Le tableau donc : Il s’agit du "armer Poet", le pauvre poète peint en 1837 par Carl Spitzweg, un peintre munichois. Il existe plusieurs versions de ce tableau, nous nous arrêterons sur celle qui se trouve à Munich, à la Neue Pinakothek.


C’est un tableau de petite dimension : 36,3 sur 44,5 cm. Il nous montre un pauvre poète dans sa mansarde. Il est dans son lit, un matelas posé à même le sol, il est chaudement vêtu, il porte un bonnet sur la tête, un parapluie ouvert au-dessus de son lit le protège des fuites, et dans la main, il tient ses écrits. Sur les murs défraîchis, quelques vers. La pièce est pauvre, pas de mobilier, seul un poêle éteint attend pour tout combustible les manuscrits du pauvre poète. Mais ce tableau n’est pas triste : une lumière douce emplit la pièce, le soleil réchauffe l’atmosphère, le poète tout absorbé à sa tâche, la plume dans la bouche, ne semble pas aigri par les vicissitudes de la vie.

On appelle ça une peinture de genre : une scène anecdotique de la vie quotidienne. Ces scènes deviennent un sujet de prédilection des peintres autrichiens et allemands à l’époque Biedermeier, cette époque qui va de 1815 à 1848 et pendant laquelle les bourgeois, déçus par le rétablissement de l’ordre ancien qui leur enlèvent leurs responsabilités politiques, se replient sur le confort de leur vie privée. Carl Spitzweg, issu lui-même d’une famille bourgeoise, pharmacien avant de devenir peintre, est l’un des tout premiers représentants de ce style de peinture. Bon, tout ceci n’explique pas pourquoi le pauvre poète est si populaire outre-Rhin. Et inconnu en France. Nous avons donc mené l’enquête, interrogé les historiens d’art en Allemagne et en France.

Les Français, enfin les historiens d’art français nous disent : normal qu’il ne soit pas connu ! C’est une peinture anecdotique, qui se noie dans les détails. Regardez rien ne manque, ni le clou auquel s’attache la corde, ni les aspérités de la corde, ni l’accroc dans le torchon, tout est dessiné avec une même acuité, presque photographique. La preuve ? Les historiens d’art allemands vont jusqu’à se disputer pour savoir si le pauvre poète scande les vers qu’il vient d’écrire ou s’il écrase une puce entre ses doigts ! Et pas de clair-obscur sur cette accumulation de détails. Une lumière gentille. Mais où est donc la poésie dans ce tableau trop propre ? Jamais cette peinture ne s’élève, d’ailleurs, c’est une image, un dessin colorié avant d’être un tableau, une image un peu kitsch, un inventaire rassurant des éléments de la pauvreté. "Ach wie nett" "ah, comme c’est gentil" a-t-on envie de dire !

Voilà bien le mépris avec lequel les Français traitent la peinture allemande de l’époque Biedermeier répondent les historiens d’art allemands ! On ne peut pas réduire ce tableau à une dimension purement anecdotique, voyons. Et l’humour, donc, vous ne voyez pas l’humour, l’ironie même avec laquelle l’artiste Spitzweg regarde la condition de l’artiste ? Il ne vous viendrait pas à l’idée de la trouver ringarde quand même ! Savez-vous que ce tableau a valu l’opprobre à Spitzweg quand il l’a présenté en 1839 ? Par son ironie, il cassait la représentation que les bourgeois se faisaient de l’artiste, il se moquait de leurs idéaux.

Certes, nous accorde encore l’historien allemand, ce tableau est facile d’accès, il plaît au plus grand nombre et on est en droit de se demander pourquoi. Et puis, n’oubliez pas qu’il s’agit d’une peinture de jeunesse de Spitzweg. Voyez les tableaux de sa maturité, ses paysages, la visite au pasteur ou l’Oriental fumant sur son divan ! Essayez donc de regarder Spitzweg avec un regard plus ouvert, votre approche oscille entre indifférence et arrogance ! Oh, oh, vous l’avez vu, les avis divergent : coloriage quasiment kitsch pour les uns, humour et critique de la société pour les autres. Ne toucherait-on pas là, dans ces appréciations si différentes, à un problème beaucoup plus fondamental ?

Texte : Elsa Clairon